
On est dans les années 70 … 1970 (je précise pour les taquins), j’ai une quinzaine d’années, je pêche beaucoup, particulièrement l’été dans l’Ardèche, près de Salavas. En fait, dès que j’ai le temps, j’ai 3 activités : la pêche, la pêche et la pêche! J’ai la confiance et même je crois que j'ai un peu le « melon », avec un chevesne de 48 lors de ma deuxième séance de pêche à la mouche sèche (en passant plus de temps à démêler qu’à pêcher) et une carpe de plus de 4 kg sortie en 1 heure sur un 16/100 de l’époque. Mais c’est surtout en pêchant « à la surprise » que je me régale : une canne avec passage du fil à l’intérieur, un petit moulinet vert à tambour tournant, un 18/100, un plomb fendu pour guider une sauterelle accrochée sous le thorax et la poser juste derrière la tête d’un chevesne approché très discrètement. Si l'effet de surprise fonctionne, il se retourne et gobe l’insecte. C’est une vraie traque, le matériel est simple, on ne passe pas plus de quelques minutes au même endroit, les sauterelles sont prélevées au fur et à mesure, tout cela me va bien.
Un jour je découvre un super spot, assez délicat à aborder, avec une rive qui descend pratiquement à 45° avant de tomber à la verticale sur un très beau et très lent remous. L'eau est magnifique et vire du vert clair au bleu foncé en fonction de la végétation qui laisse passer plus ou moins le soleil. Il faut bien s’accrocher aux arbres qui surplombent l’eau pour ne pas glisser, il y a aussi plein de ronces, mais c’est l’endroit parfait. Effectivement en arrivant pourtant silencieusement, je vois disparaître lentement un très gros chevesne, un 50 up, comme on dit maintenant. Je reviens plusieurs fois les jours suivants et à chaque fois le même scénario avec la même lente disparition du pépère dans les profondeurs. C’est très énervant mais je veux attraper ce poisson qui est devenu « mon chevesne ». Alors je change de tactique en arrivant sur le spot sans aucune précaution particulière, d’ailleurs, cette fois-ci, je ne le vois même pas. Je m’installe au mieux (!), je positionne ma canne avec la sauterelle à 1 mètre au-dessus de la surface et j’attends, sans bouger. Heureusement qu’il y a du spectacle avec des libellules, des martins pêcheurs, de la blanchaille en surface, un rapace très haut dans le ciel que j’aperçois dans une trouée laissée par les arbres et un blaireau qui commence à avoir des crampes (c’est moi). Enfin, au bout d’une demi-heure alors que je ne suis pas loin de renoncer, le pépère apparaît ! Je positionne à peine ma canne pour ne pas l'alerter, je laisse descendre la sauterelle vers l’arrière de sa tête, c’est bon, il est déjà dans mon épuisette que j’avais prise pour l’occasion et posée à côté de moi. Sauf qu’un petit coup de vent fait tomber la sauterelle au niveau de sa queue. Ce n’est pas grand-chose mais cela va tout changer. Il se retourne quand même lentement, remonte tout aussi lentement vers la sauterelle et moi je suis à 200 battements/mn. Il se prépare à gober, j’ai même l’impression de voir sa grande gueule blanche s’ouvrir. C'est là que surgit de nulle part, un petit chevesne mort de faim, bravant tous les dangers, se jette sur ma sauterelle. Je ferre par réflexe, le petit est pris, le gros a disparu … C’est rageant et je pense que l’on m’entend gueuler jusqu’au Pont d’Arc !!! Les jours suivants, je suis retourné 10 fois au moins, au même endroit et je n’ai jamais, jamais, revu ce poisson qui pourtant restera toujours gravé dans ma mémoire puisque je revis cette scène comme si elle avait eu lieu hier ! Mais bon, aujourd’hui, je me dis que si je l’avais attrapé, je m’en souviendrais sans doute moins précisément qu’en l’ayant raté de façon aussi inattendue … et puis, cela m’a appris qu’à la pêche (comme ailleurs), un peu d’humilité ne fait jamais de mal!
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